Suite de la série d’articles consacrés à une décennie de plateformes d’innovation touristique en France. « Genèse d’une passion française » en mai et « Typologie et modèles des plateformes » en septembre ont planté le décor, analysé les processus de création et les différents modèles qui ont accompagné le développement d’une petite dizaine de plateformes, parfois portées par une collectivité publique, parfois nées de l’initiative d’un entrepreneur ou d’une vision entrepreneuriale, tantôt répondant à une vision territoriale, ou mobilisant une école et impliquant l’entreprenariat étudiant. Le troisième volet propose de dresser un bilan de dix ans d’innovation touristique en France par celles et ceux qui l’ont accompagnée.
Souvenir d’un déjeuner Place de l’Hôtel de Ville, à Paris…
Je me souviens d’un déjeuner, il y a une dizaine d’années, en face de l’Hôtel de Ville de Paris avec Laurent Queige, alors directeur de cabinet de l’adjoint au Maire de Paris en charge du tourisme. Laurent m’avait invité pour échanger avec moi sur ce qui était encore un projet né dans l’esprit de quelques-uns. Laurent, fort de son éternel optimisme, me présenta les grands traits d’un incubateur dédié au tourisme urbain. Il était convaincu, déjà, de l’opportunité de créer un tel lieu à Paris, où pourraient se croiser les jeunes entrepreneurs et les grandes entreprises, pour façonner ensemble le tourisme de demain. Nous parlâmes également des perspectives de développement, de la place singulière que pourrait jouer Paris dans ce monde encore presque inconnu de l’innovation touristique. Et j’y ajoutais une marotte, la place de la formation et de l’accompagnement des porteurs projets. Deux années plus tard, le Welcome City Lab ouvrait ses portes, dans un local de la rue de Rennes, entre Saint-Germain des Prés et Montparnasse. J’y inaugurais également avec Laurent et François Teyssier le programme « Entrepreneur du tourisme », pensé pour l’étape de l’idéation et l’accompagnement à la formulation des projets portés par des créateurs qui souvent ne venaient ni du monde du tourisme, ni de celui de l’innovation. C’était le temps où le premier incubateur au monde en tourisme était soutenu par la Mairie de Paris et la Région Ile de France. Un temps qui semble désormais lointain mais qui a vu de profondes mutations et la naissance d’un écosystème à part entière, voire d’une spécificité française, dont nous étions loin de nous douter au moment de régler l’addition dans la brasserie du 1er arrondissement de Paris.
Un immense pas qualitatif et quantitatif
Le bilan après une décennie d’innovation touristique en France est d’abord qualitatif et quantitatif. En usant d’une métaphore spatiale, et plus précisément relative à la conquête spatiale, on pourrait dire de la dernière décennie qu’elle a constitué un petit pas pour l’homme, tout au long d’une Histoire chaotique comme les périodes qui l’ont précédée, mais a franchi un grand pas pour l’innovation touristique. C’est un immense pas qualitatif et quantitatif qui a marqué ces dix dernières années. Il faut se souvenir qu’en 2010 et 2011, les questions qui passionnaient les pouvoirs publics en France portaient plutôt sur l’identité nationale, avec un ministère dédié, ou la fameuse réforme de l’Etat. L’ironie de l’Histoire souligne donc ce paradoxe, que nous connaissions déjà l’époque : plus le monde s’ouvre, plus les responsables politiques semblent se recroqueviller derrière les frontières hexagonales, manquant l’appel d’une véritable révolution des pratiques domestiques et d’ouverture aux politiques européennes en se cachant derrière un nationalisme éculé ou une incarnation personnalisée du pouvoir obsolète. Il faut donc avouer que le lancement du Welcome City Lab se fit, dans les premiers mois, dans un certain anonymat. Même si des articles dans la presse spécialisée s’en firent généreusement l’écho. Mais il fallut quelques temps pour que le premier pas, l’esprit entrepreneurial, soit allègrement franchi. En 2012, cela n’existait pas. Pire, il semblait déranger quelques acteurs touristiques établis. On peut rappeler que l’Office du tourisme et des congrès de Paris (OTCP) fut opposé à sa création, soulignant ainsi quelques différends avec certains modèles économiques hôteliers. Mais qui ne se construit pas dans la difficulté ? Le premier pas qualitatif a déclenché une vague qui déferla peu à peu en France, accompagnée par la prise de conscience politique du fait touristique, de la nécessité d’une double réalité, nouvelle et puissante : la dynamique collective d’un dynamisme inédit (faire ce qu’on a envie de faire, entreprendre, créer, avoir le droit à l’échec) et l’accompagnement collectif proposé aux premiers entrepreneurs sélectionnés.
Une deuxième marche est ensuite franchie avec la diffusion du « modèle » du Welcome City Lab. Ce dernier a été en pôle position et inspiré l’ensemble des autres plateformes, sans imposer un modèle particulier. Les plateformes ont connu la notoriété, reçu un flux interrompu de sollicitations. Mais surtout sont devenues des porte-voix et des relais de croissance pour les startup notamment vers les marchés étrangers. La présence de nombreuses entreprises touristiques françaises lors des rencontres internationales dédiées à l’innovation n’y est pas étrangère.
Un troisième temps a vite souligné les bonnes pratiques et l’accompagnement des entreprises mais également les limites de ce modèle. On pourrait dire qu’entre 2015 et 2018, le France du tourisme se trouve au milieu du gué. Comme dans de nombreuses économies, la courbe de croissance des entreprises accompagnées est observée. Peu d’entre elles réussissent alors à se développer à l’échelle de scale-up. C’est l’une des premières limites des plateformes à la française alors qu’il conviendrait de générer des champions à l’échelle européenne.
Pour autant, le modèle français, même imparfait, a inspiré à l’international. Cela signifie qu’il n’y a pas d’équivalent dans le monde de l’écosystème français. C’est la quatrième marque, inspirationnelle. Les contacts internationaux ont été nombreux. Et les créations de plateformes se sont multipliées. La première a avoir vu le jour est le Montréal Tourisme Lab, sous l’impulsion de Paul Arseneault et de Pierre Bellerose, réussissant à mobiliser des moyens qu’aucune plateforme française n’avait réussi à générer. On parle dès le début au Québec de plusieurs millions de $ canadiens par an. D’autres projets ont vu le jour, sollicitant parfois une ingénierie française. On peut citer le Nordic Travel Lab en Norvège. Et des projets, plus au moins avancés, au Bénin, au Sénégal, au Maroc, à Madagascar, au Mexique ou à Singapour.
Diversifier : de nouveaux services pour une nouvelle histoire ?
Après la mode perçue dans de nombreuses collectivités et la course à qui serait le plus innovant, le plus entreprenant, le plus disruptif, une deuxième phase a pu être observée. Il est intéressant de noter que l’innovation touristique s’est quelque peu institutionnalisée durant cette dernière décennie sans que l’on puisse parler aujourd’hui d’embourgeoisement. L’absence, malgré cette dynamique, de filière « tourisme » (ou « travel ») dans la French Tech en est sans doute un stigmate.
L’innovation touristique fait partie intégrante du comité de filière tourisme, dont l’Etat s’est doté, sans qu’on comprenne réellement son organisation, son action, ses moyens, ni ses objectifs. Les plans de relance successifs l’évoque sans en déterminer une réelle stratégie. Peut-elle constituer un lobbying naissant ? Au-delà d’une présence institutionnelle et médiatique, c’est l’évolution des plateformes qu’il convient d’observer. Force est de constater qu’Open Tourisme Lab a inventé un nouveau positionnement parce qu’il y avait des « trous dans la raquette », selon l’expression consacrée et reprise par Emmanuel Bobin. Les politiques publiques ne portaient pas les projets « tourisme » au début de la décennie, il existait un cloisonnement historique entre « innovation » et « tourisme » (il n’existait pas de dispositif particulier) et une confusion habituelle était pratiquée entre « innovation » et « technologie », ou « innovation » et « numérique », oubliant trop souvent les questions de services et d’usages. Un changement de paradigme, daté entre 2014 et 2015, est observé, avec l’émergence dans l’écosystème de nouveaux acteurs, notamment BpiFrance puis la Banque des Territoires, qui viennent en aide au développement des entreprises et soutiennent l’investissement. Cette partie liée à l’accompagnement financier identifiée et comblée, tout au moins en partie, les plateformes peuvent dès lors imaginer une évolution de leur modèle. Avec comme objectif principal de diversifier leurs activités, sans dépendre uniquement d’une collectivité ou de quelques grands partenaires dont on pouvait considérer qu’ils leur assuraient alors en grande partie le gite et le couvert. Une rupture apparait donc durant la dernière décennie et dynamite le premier modèle, inspiré également par quelques réalisations internationales. Cette évolution a été d’ailleurs salutaire lors de la crise du Covid, lorsque de grands partenaires financiers se sont retirés de leurs engagements. Les nouveaux services ont été considérés comme la voie à suivre par l’ensemble des plateformes, pour garantir leur pérennité.
Quels sont donc ces nouveaux services ? Ils peuvent être nombreux. Affirmons que globalement les plateformes peuvent apporter des services à la carte aux entreprises et aux territoires, ce que l’Open tourisme Lab présente comme son activité « design et innovation ». Outre une activité évènementielle, une partie conseil est développée pour « aider les organisations publiques et privées à repenser leurs modèles d’affaire et leurs services », une activité d’expérimentation pour « aller sur le terrain avec les usagers et éprouver, tester et ajuster chaque projet », une aide à la transformation passant une démarche de « design thinking ». Cette diversification illustre la place centrale accordée désormais à « l’humain » dans l’innovation touristique. On est passé en quelque sorte du mythe quantitatif du « toujours accueillir plus de touristes » à des idées simples et qualitatives : améliorer le service, perfectionner les services et mettre l’humain au centre du processus d’innovation. C’est ce que souligne également les préoccupations du Slow Tourisme Lab, avec un questionnement central de la place de l’humain dans son environnement, de la soutenabilité et de la duplicabilité de tout business model et de cohérence avec l’idée revue d’un développement en phase avec les piliers du tourisme durable. Un fonds d’impact est proposée La qualité des services mérite également une certaine forme de mutualisation. C’est ce que pratiquent en partie les acteurs de la région PACA qui par exemple PTI, 4vent et la CCI Nice Côte d’Azur avec le TravelCamp Sud. Ces services visent à améliorer les services « traditionnels » des plateformes, à la fois autour des besoins des structures d’accompagnement, des besoins de fonds, des fonds spécifique (par exemple FIRST), l’impact sur le territoire.
*Le dernier article de cette série « Sur les plateformes d’innovation touristique » s’attachera à se projeter vers « les nouveaux enjeux de l’innovation touristique ». Il sera publié en janvier 2022.
Partie 1 : Les plateformes d’innovation touristique, genèse d’une passion française
Partie 2 : Les plateformes d’innovation touristique, typologie et modèles des plateformes
Partie 4 : Les plateformes d’innovation touristique, les nouveaux enjeux de l’innovation touristique